J’ai fait toute ma carrière dans le conseil en stratégie, en France et en Amérique du Nord. Vingt ans passés à conseiller les entrepreneurs dans l’élaboration de leur business plan et les chefs d’entreprise dans la définition de leurs objectifs de croissance. Et un beau jour, j’ai changé de métier. Je suis devenu entrepreneur moi-même. Et pas n’importe quel entrepreneur. Entrepreneur social dans le numérique.

Déjà, être entrepreneur social, ça complique un peu les choses, en ce qu’il est nécessaire de viser des objectifs à la fois financiers et sociétaux. Mais avec la dimension numérique, on vient ajouter ce je-ne-sais-quoi d’immatériel immature qui a pour effet de moutarder l’ensemble.

Toute ma carrière fut donc passée, jusqu’à présent, des deux côtés de la barrière entrepreneuriale. Suffisamment de temps et d’apprentissage pour joyeusement remettre en cause deux postulats qui sont à la base d’à peu près toutes les politiques de financement de la création d’entreprise dans le monde. Suffisamment de frottement avec le réel pour balayer deux idées reçues qui continuent, inexorablement, à être enseignées dans nos écoles et à lobotomiser nos classes dirigeantes.

Premier nid à poussière : la primauté donnée à l’indépassable « Business Plan », sésame de tout démarrage d’entreprise (et exigé par tous, que l’on lance une start-up de micro-robotique sur le campus du MIT ou une épicerie équitable dans un village de Charente-Maritime). Le Business Plan, ce nectar d’intelligence modélisant la vie des affaires à grand renfort de spéculations prospectives et de tableurs à triple entrée. Un pensum qui a tout d’un document marketing auto-promotionnel, censé expliquer au monde que le monde est pur et parfait, que le marché adéquatement vierge nous attend tout tranquille, que la concurrence a bêtement oublié de s’y intéresser, et que tous les efforts seront dorénavant orientés jour et nuit vers un seul point-limite : le développement d’une offre forcément et singulièrement unique qui fera table rase de la vile compétition et dont on parlera le soir dans les chaumières.

Et pourtant, le roi est nu. Désespérément nu. En vingt ans de carrière, je n’ai jamais vu un seul business plan se réaliser véritablement. Pire encore, dans 90% des cas, ce que j’ai vu se réaliser, c’est l’inverse même de l’idée d’un business plan : le développement d’affaires par pur opportunisme, consistant à saisir assidument les occasions commerciales quand elles se présentent, même si elles ne s’inscrivent pas dans le « marché cible » initialement prévu, même si elles ne concernent pas le « cœur de métier » initialement théorisé, même si elles ne flattent pas l’ego de stratège de l’entrepreneur. Le système D, en somme, comme boussole indépassable.

Attention. Je ne dis pas que tous les entrepreneurs sont des poules sans tête qui tournicotent au gré du vent. Je dis que nécessité faisant loi, quand on décortique sincèrement le chiffre d’affaires d’une start-up, on réalise bien souvent que la majorité des revenus proviennent de commandes ou de contrats périphériques qui ne rentrent pas dans les cases de ce que le business plan avait labellisé « cœur de métier » ou « vision stratégique », particulièrement dans le secteur des services. C’est comme ça. Et il ne faut pas le regretter. Il faut au contraire se féliciter du fait que nos entrepreneurs sont aussi de grands pragmatiques et qu’ils font preuve d’un instinct de survie hautement méritant.

Premier coup de balai : il est temps de tuer le père et de se faire le fossoyeur du Business Plan. La réalité entrepreneuriale est malheureusement incompatible avec cet exercice de planification, ne faisons donc plus de cet outil obsolète la clé de voûte du financement. Je vois quatre tendances se profiler en lieu et place du défunt plan d’affaires:

  1. Promouvoir l’utilisation d’un simple canevas stratégique qui présenterait succinctement, par le biais d’un schéma visuel, le « Concept » (la solution apportée par la start-up à un besoin) et les modèle d’affaires (au pluriel, car relever d’un seul modèle financier est souvent suicidaire). Appelons cela laformule stratégique du projet. Et insistons sur sa nécessaire agilité : la stratégie entrepreneuriale doit pouvoir « pivoter » fréquemment.
  2. Diffuser ce que la « communauté » dit et pense du projet entrepreneurial lorsque celui-ci vise le consommateur final (Business to Consumer). Par exemple, un panorama évolutif des réactions sur les réseaux sociaux ou un test par les usagers en situation réelle (Living Labs, etc.). Appelons cela l’indice de réceptivité du projet.
  3. Qualifier la réputation de l’entrepreneur, au-delà de son CV (manifestation la plus évidente du conflit d’intérêt). Pour certains profils d’entrepreneurs, l’empreinte numérique – c’est-à-dire l’ensemble de ses traces digitales (vidéos, forums, interventions commentées…) – peut être un bon indicateur. Appelons cela l’indice de réputation du porteur.
  4. Développer un système de « tracking » de l’évolution continue de la start-up, de type échelle de temps (merci Facebook !), permettant aux financeurs publics et privés de suivre en temps réel les modifications du profil de la start-up. Appelons cela le calendrier tactique du projet (son « tic-tac tactique », si j’ose dire).

Deuxième nid à poussière : en dépit de l’avalanche de contre-exemples que la vie des affaires, grande espiègle, nous déverse sur la tête à longueur d’années, un autre mythe indéboulonnable vient systématiquement briser les jambes de l’entrepreneur :le mythe de la vitesse. Que n’avons-nous entendu sur cette idée fétiche selon laquelle, pour réussir en entrepreneuriat, il faut avant tout aller vite ! Doubler ses concurrents, être le premier entrant sur le marché, prendre de vitesse les Américains et si possible les Chinois. Urgence au scoop ! A part quelques exceptions dans des secteurs bien déterminés, l’entrepreneuriat est d’abord et avant tout un art de la patience.

La raison numéro un pour laquelle les business plans s’avèrent désespérément caduques n’est pas liée à une mauvaise analyse concurrentielle ou à une surprenante évolution « disruptive » de l’environnement : la raison numéro un de l’échec quasi-systématique des plans d’affaires, c’est une tromperie permanente sur le temps d’exécution de la stratégie, si brillante fût-elle. On avait prévu 24 mois : il en faudra le triple. Et comme on n’a pas pu sécuriser un financement sur un temps aussi long digne de l’ère glaciaire, eh bien « cap sur le changement de cap »! Source de tous nos maux d’entrepreneur, l’illusion sur les temps de déploiement est le véritable naufrageur de nos rêves de grandeur économique.

Art de la patience, donc, et patience du pauvre en prime. Pas celle du fin stratège qui fourbit ses armes dans l’attente du coup fatal. Non, la persévérance du Facteur Cheval face à son château de pierre. S’il faut à un architecte et à un maître d’œuvre chinois 90 jours pour construire une tour de 800 mètres de haut, il faut encore trop souvent une année pleine et entière pour boucler une seule vente face à une direction des achats modérément clémente.

C’est pourquoi le capital-risque n’a pas rendu un fier service à l’entrepreneuriat. Car il a imposé un rythme intenable, qui se résume en deux chiffres : 5 ans pour créer de la valeur dans l’entreprise dans laquelle le fonds a investi, 10 ans pour placer tous les capitaux du fonds en question.

Second coup de balai : finissons-en une bonne fois pour toutes avec la sacro-sainte règle des 5 ans donnés à l’entrepreneur pour créer son entreprise, en extraire de la valeur et permettre à l’investisseur de revendre ses parts au meilleur prix. Cette fenêtre magique de 5 ans est l’un des leurres les plus toxiques que la finance entrepreneuriale ait engendré ces quarante dernières années.

Mettons enfin en place des fonds de capital-risque « perpétuels » (joliment qualifiés en anglais de fonds « evergreen »), sans durée de vie prédéfinie puisqu’ils se régénèrent année après année auprès d’investisseurs institutionnels au fur et à mesure de l’utilisation des fonds (99% des fonds de capital-risque dans le monde ont 10 ans fixes pour investir, désinvestir et retourner en dixième année les rendements aux investisseurs). Ces fonds perpétuels permettraient à leurs gestionnaires de s’autoriser le temps long et d’accompagner, avec de l’argent patient, de réelles aventures industrielles. Car autant se le dire, imposer un rythme de succès d’environ 5 ans par entreprise signifie, le plus souvent, soit s’illusionner sur le monde qui nous entoure, soit léser sérieusement au moins l’une des parties prenantes de l’entreprise cible : les salariés (on comprime les coûts pour « booster » la rentabilité avant la revente), les fournisseurs et les sous-traitants (pour les mêmes saintes raisons) ou l’entrepreneur lui-même (qui doit changer d’actionnaire dans l’urgence, régulièrement, au prix de sa dilution au capital).

Deux coups de balai, deux fins de cycle.

La poussière s’est en effet accumulée, et elle coûte cher le kilo. C’est peut-être aussi cela, le grand ménage de printemps. Ça s’impose à périodes régulières, et ça fait joyeusement circuler l’air.

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